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S'asseoir au bord du monde
15 février 2023

La salle d'attente

Salle attente

"Et si je vous disais que même au milieu d'une foule, chacun par sa solitude a le cœur qui s'écroule" (Pierre Lapointe)

Illustration ELSÄH ART



La fenêtre ne veut pas s’ouvrir.

Il y a plusieurs images sur le papier peint autour. Il y a celle du premier pieds qui reste collé au sol, englué, le second lui sommant d’avancer mais sans qu’aucun bruit ne sorte. Cloche pieds. Cloche cassée. Il y a celle des murs qui se rapprochent, qui avancent lentement, comme une expansion d’univers inversée. Rétractation. Un toujours possible-probable-imminent big bang intérieur qui ne cesse de guetter. Une présence de l’être-néant qui gravite, lourde, rappelant à elle tout ce qui tente de se défaire de son  atmosphère. Trou noir en veille. Je perçois le vaisseau à quai au loin. Si loin. Flou.
    - Non, c’est un mirage.
    - Parce que toi, tu n’en es pas un peut-être?

Il y a l’image de la table aux trois pieds. Nous sommes tous-tes né-es avec cette table, et le but est de construire chaque pieds et surtout le quatrième pour solidifier notre édifice, jusqu’à ce que celle ci soit devenue si lourde de vécue que lentement, doucement, elle s’enfonce dans la terre. Avec grâce, équilibre, sagesse et acceptation. Parfois, l’accident vient couper des morceaux, voir des pieds entiers. L’accident du réel. L’effraction du réel. La vie cisaille, entaille, entame, coupe, détruit. Voilà, c’est ça. Ma table n’a plus que deux pieds. Je cherche ce qui doit venir tenir, supporter, lever cette partie sans pieds d’une table qui commence déjà à s’enfoncer dans la terre. Je cherche le Cric. Crack. J’ai l’univers interne qui s’est déchiré.
J’ai un pieds collé au sol, et j’ai deux pieds de table qui manquent.
Il y a l’image du temps qui ondule, s’étire et se resserre comme un élastique. Serpent venimeux qui me mord pour m’endormir le futur ou s’enroule autour de moi pour m’étouffer de passé. Accrochée à ses crochets-poison. Poison prison.

« How can I begin anything new with all of yesterday in me? »*

Il y a l’image de l’orchestre bruyant des foules et des ceux qui vivent en riant avec éclats dans le dos de ma mémoire, d’un rire qui réchauffe des cœurs mais qui s’est arrêté aux douanes de ma présence. J’ai perdu mon rire dans l’univers rétracté. Comme un objet céleste non identifié qui dérive dans l’immensité du vide. Je n’entends plus, je n’enfante plus que celui qui théâtralise le présent pour ne pas s’effondrer sur la scène sociale. Et toujours ce sentiment absurde de cette solitude qui augmente noyée dans le nombre, poisson à l’écart du banc en eaux froides. Cette solitude du soi collective. Ce je-suis-j’existe qui s’efface dans le tumulte des voix, des gestes et des chants. Cette disparition de soi, cet effritement de l’être qui ne sait plus s’extérioriser tant l’extérieur a été vecteur d’un intérieur douloureux. Cet être qui se repli, en mille petits morceaux de souffrances, sur soi, contre soi, dans soi, contre tout l’au-dehors. Qui se repli en milles petits plis dans le grand pli du monde. Ce petit rien qui se débat pour être à ce monde, monde naufragé. Cette plaie béante qui ne se suture pas et susurre toujours les même chants de sirènes pour emmener vers les fonds. Et au fond, dans ce fond, cette question sans réponse qui éclot à répétition dans l’eau et tente de remonter par petites bulles à la surface de ces autres: la question de la création de cette faille de tremblements de taire, qui est là, gigantesque à mes pieds, de l’explosion de ce volcan d’absences et des brûlures de lave laissée sur une peau de chagrin portée en manteau, de la Sysiphe-douleur poussé à bout de bras ballants dans ce désert infini dont les dunes ne cessent toujours pas d’apparaître, de l’apocalypse intérieur qui encore grésille, draine, entraine, dévore, de cet effondrement qui a été si total qu’il a fissuré chaque mur et, par effets dominos, ébranlé totalement toutes les fondations de cette maison intérieure qui se sent désormais bâtie en village interdit. Les villageois ont-ils pris la teneur de la force destructrice de la catastrophe vécue?  Silence. Rideau. Mise au tombeau. Morsure sur l’ecchymose même. Bleue.

Il y a l’image de la salle d’attente. Avec ses nuits bleues et ses jours qui bégaient. Pas de fenêtre, une porte fermée à clé, un carrelage glacé. Attendre que les murs cessent de dégouliner, que le plafond cesse d’être si blanc, que le sol cesse de trembler, que la lumière cesse de grésiller. Et ce papillon de nuit qui s’est perdu dans un jour gris et tourne en rond en se tapant la tête contre l’horizon. La salle d’attente où aucune personne ne sait ce qu’elle attend, ni pourquoi il faudrait le savoir. Cette salle d’attente où il faut trouver l’essence, trouver du sens au sens. Cette salle d’attente où l’on espère que la porte s’ouvre tout en étant sommé d’apprendre à y rester seule. Cette salle d’attente remplie de fantômes qui rôdent devant nos yeux et près de nos oreilles. Cette salle d’attente où notre étant s’étire, s’étend, se plie, se déplie, se roule en boule, s’explose, se rue, s’abandonne, s’acharne, se décharge, se rempli, se vide, se recharge, se peint, se pinte, se dépeint, se crispe, s’angoisse, se défait, se contre-fout, se pourquoi, se comment, se avec-qui, se les gèle, se brûle, s’impatiente, se soigne, se défonce, se petite-mort, se grandi, s’enlace, se gifle, se caresse, s’entaille, se fissure, se soûle, s’abat, se débat, se débat avec soi, s’enlise, s’étreint, s’exhale, s’extrait, s’immisce, s’endort, s’abruti, se maudit, se gargarise, se gronde, s’engueule, se tait, se fait dessus, se marche dessus, se laisse dessous, se gratte au sang, se lave du chagrin, se parfume au néant, se martèle, se martyrise, se marre de tout, se marre tout seul, s’oubli, se sait, s’attend. Se manque. Se haï.
Cet étant qui n’est plus ce qu’il était depuis la bascule et ne réussi plus à savoir qui il doit être, puisque tout repère est parti en fumée noire et visqueuse. J’ai des riens plein les mains, plein les lendemains. Des centaines de petits bâtons griffonnés sur les murs qui griffent le temps qui passe en me narguant de cicatrices blanches. Et le silence pour compagnon.


* Leonard Cohen, Beautiful losers.


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